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Vincent Chabault : “L’expérience fait exister le commerce”

Fort d’une première publication en 2020, l’essai “Eloge du magasin contre l’amazonisation”, écrit par le sociologue Vincent Chabault, vient tout juste d’être réédité aux Editions Gallimard. L’occasion d’interviewer l’auteur-universitaire sur le rôle du magasin physique et de l’omnicanalité des commerces, à post-Covid et à l’heure où la plateforme géante au logo orange, continue de gagner des parts de marché.

Quelle était votre méthodologie d’étude ? Et quels sont les commerces qui composent votre panorama d’études ?

Au vu de la dernière révolution commerciale, qui est celle des plateformes, je pense qu’il était nécessaire d’apporter une contribution sociologique au débat. Je propose donc dans cet essai de 22 chapitres, de décrypter les différents rôles des magasins, quelque soit leur forme, ou leur taille et d’expliquer en quoi ces lieux jouent un rôle essentiel dans notre existence. Et comment ces espaces nous définissent. Dans les sciences sociales par exemple, ces derniers ne sont vus que comme des lieux de manipulation et de surconsommation. Mais je pense qu’il s’y joue d’autres processus sociaux ! J’ai donc souhaité, comme d’autres auteurs déjà publiés, creuser la question. Et ce, au travers d’un tour des lieux de commerce mais aussi en révisant des enquêtes ou en citant des extraits de récits d’économistes. J’y évoque également l’exemple des librairies, des relais colis, ou encore le modèle du commerce balnéaire.

N’y a-t-il pas un paradoxe entre la hausse de fréquentation des magasins physiques à post-Covid, dont le rôle est (re)devenu essentiel et la surutilisation de la plateforme et des services d’Amazon ? Faut-il plutôt analyser cela sur deux niveaux ?

Les confinements ont accéléré des tendances déjà présentes, comme notamment la révolution numérique du commerce. Mais on constate aussi un retour à la normale de la fréquentation des magasins physiques. Pour autant, le commerce numérique n’est pas seulement représenté par Amazon. Ce sont aussi les outils numériques utilisés par ces mêmes magasins ! On réduit souvent la discussion au fait de vouloir associer commerce en ligne et livraison à domicile, par exemple. Or, il s’agit aussi de parler de la communication digitale au service du magasin. C’est d’ailleurs ce que font déjà des fromagers et des libraires en animant le compte de leur magasin sur des réseaux comme Instagram pour créer de l’intérêt et de l’attractivité sur le lieu de vente. Tant pour mettre en avant des arrivages, des promotions, que des évènements à thème. Car la norme, depuis la crise du Covid, c’est d’avoir un magasin connecté. Et puis, il y a le goût de la provenance locale des produits aussi. La demande de proximité et d’authenticité est très présente chez les consommateurs, qu’elle soit géographique, spatiale, relationnelle ou citoyenne. Et cela passe par le fait de nouer des relations, ou obtenir des conseils vendeurs. La preuve, depuis les diverses périodes de confinement, le commerce de proximité, la grande distribution, les franchises ou les commerces indépendants de bouche, connaissent un chiffres d’affaires toujours en croissance ! D’autre part, il faut aussi tenir compte du fait qu’il y a plusieurs manières de consommer. La crise sanitaire a non seulement accéléré les courses dites de corvée ou de ravitaillement, programmées donc, autour desquelles des dispositifs comme le  drive piéton ou voiture, la livraison à domicile et le quick commerce ont pris de l’ampleur, mais aussi la consommation plus exceptionnelle, qui elle, inclut la notion de plaisir. Et c’est cette seconde consommation, a forte dimension symbolique culturelle ou gastronomique par exemple, pour laquelle les consommateurs éprouvent toujours du plaisir qui n’est, selon moi, pas menacée.
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En fin de compte, Amazon ne peut pas capitaliser sur le décorum et l’expérienciel, alors…?

La notion de commerce moderne existe depuis 1852, sur le principe de séduction marchande. Aristide Boucicaut, le fondateur du Bon Marché, illustre bien cet exemple car il souhaitait offrir aux clients, des déambulations autour des marchandises exposée. Et à qui d’ailleurs, on a emboité le pas. Bien sûr, aujourd’hui, le commerce en ligne concurrence l’activité de la boutique physique, mais les choses n’ont pas vraiment bougé en ce sens. Par ailleurs, l’expérience prime sur l’achat. Notamment lorsqu’on voit des touristes asiatiques fréquenter les boutiques parisiennes, pas que pour une question de prix, sinon d’approvisionnement lorsque ces derniers peuvent aussi se faire livrer, mais plutôt pour éprouver la satisfaction de visiter ces lieux patrimoniaux et vivre, eux aussi une expérience spéciale. Par conséquent, l’expérience fait exister le commerce et donne cette légitimité au commerçant. Déjà par le pouvoir de prendre en charge des aspects qui ne peuvent être digitalisés, comme le fait d’apporter son expertise, créer du marketing sensoriel, sinon assurer une certaine pédagogie au client. Sans compter que la relation commerciale est avant tout humaine. Et peut comporter des imprévus sur le parcours d’achat, comme un effet surprise, par exemple. Et le commerce doit laisser place à l’imprévu et l’acculturation.
Vincent Chabault, enseignant chercheur au laboratoire universitaire de sciences sociales Le CERLIS
 

Comment trouver le juste équilibre entre digitaliser son magasin, ce dernier basé sur un format traditionnel ou vivre dans l’ombre du géant américain ?

La grande plateforme, fiscalement, socialement parlant, telle qu’on la connait, est progressivement remplacée par un système de e-commerce plus local et plus vertueux. On peut aujourd’hui commencer par digitaliser le magasin en passant par le click and collect ou l’animation de sa communauté comme je l’évoquais tout à l’heure et offrir de nouveaux services numériques. Certaines librairies le font déjà en insistant sur une offre restreinte de lecture, sélectionnée par un curateur et en conformité avec leur propre identité, tout en sachant s’ouvrir à d’autres modes. Comme utiliser le e-commerce comme levier pour donner accès à d’autres références littéraires. Il s’agit donc de combiner le meilleur de l’humain et du numérique, sans pour autant tourner le dos au physique. Mais bien au contraire, de renforcer cette proximité au-delà des murs du magasin, à l’exemple d’epicery [un service de livraison de produits frais et plats de chefs, en direct des commerces de quartier], justement pour prolonger le parcours client. Au-delà de ça, les Français restent très attachés à ces lieux, à l’échelle d’un quartier ou d’une ville. D’ailleurs, la frontière est mince car Amazon a ouvert des librairies et racheté 470 Whole Foods en 2017 aux Etats-Unis. C’est la preuve que la plateforme, comme d’autres acteurs similaires, dits acteurs du “commerce prédateur” ont bien compris l’enjeu de ces lieux de vie ?
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Y a t-il d’autres moyens de fidéliser le client pour concurrencer Amazon, alors ?

Dans des périodes de contrainte, telles que les confinements, on s’aperçoit que les comportements changent. À l’issue de la crise sanitaire, on s’est néanmoins rendus compte que le commerce en ligne n’a pas non plus progressé chez Amazon, mais qu’à l’inverse, d’autres enseignes ont gagné en efficacité sur ce point et sont devenues omnicanales. Elles peuvent désormais rivaliser avec le géant américain tout en maintenant différents canaux de vente. Et sans pousser trop loin le désir de surconsommation, comme la plateforme le fait. La distribution a permis l’élévation du niveau de confort pendant les 30 Glorieuses mais aujourd’hui, quel que soit le commerçant, ce dernier doit être prescripteur et ne pas provoquer la demande immédiate pour favoriser le commerce engagé. Imposer sa propre identité de commerce et ne pas copier Amazon. Parce qu’il faut communiquer sur l’ancrage territorial des magasins, soutenir l’emploi local et l’animation des villes. Aider le consommateur, sans le culpabiliser et sortir des contradictions comme se satisfaire d’une livraison à domicile alors qu’il déplore en même temps, la fermeture de ses petits commerces de quartier. Il est donc nécessaire de mieux identifier les enjeux publics de cette activité privée. Aux élus donc de penser aux retombées du commerce local et à la revitalisation des centres-villes quand certains sont en déclin face au taux de vacance commerciale. Et puis, rien ne sert d’investir dans des moyens publics pour reconstruire artificiellement des rues commerçantes. Il faut aussi un écosystème stable tout autour ; des logements, des transports pour la mobilité, etc et des infrastructures à la hauteur, justement pour garantir l’attractivité commerciale des centres-villes.
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